reflecties op literatuur, kunst, gevoel, architectuur, samenleving
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Le droit analyse la réalité par la raison – mais découvre ce faisant que la réalité elle-même est construite par le droit.
Que reste-t-il lorsque celui qui analyse prend conscience qu'il fait partie de ce qu'il analyse ?
PROLOGUE : Cervantès et le droit qui échoue
Miguel de Cervantès n'était pas juriste. Il connaissait le droit surtout du « mauvais » côté : comme prisonnier, comme accusé, comme perdant.
Il fut emprisonné au moins deux fois. D'abord à Séville, accusé d'irrégularités financières en tant que collecteur d'impôts. Plus tard à Valladolid, impliqué dans une affaire de meurtre où il n'était pas coupable mais suspect. Auparavant, il avait déjà passé cinq ans comme prisonnier de guerre à Alger. Les négociations pour sa rançon échouèrent, ainsi que ses quatre tentatives d'évasion successives.
De retour en Espagne suivirent des procédures concernant des dettes, des héritages et l'honneur bafoué. Des procédures qui traînaient sans solution.
En 1605, il publia la première partie de Don Quichotte. Un grand succès, suivi d'un coup terrible : un « imposteur » publia une fausse seconde partie. Son personnage fut volé, son histoire poursuivie par un autre, bien avant que n'existe le droit d'auteur. Intenter une action n'était pas une option. Il ne put y répondre qu'avec son ingénieux talent d'écrivain. La vraie seconde partie naquit de la nécessité de surpasser la fausse.
Cervantès décida de récupérer son protagoniste en rendant Don Quichotte conscient du vol de son travail intellectuel. Dès que les protagonistes surent qu'il existait un faux livre sur eux, le roman devint lui-même le litige sur qui est propriétaire de la fiction autour de Don Quichotte.
Et c'est là que réside quelque chose d'essentiel sur le droit : qu'il protège des constructions qui sont elles-mêmes des constructions. Que la propriété n'englobe pas seulement les terres ou les biens, mais aussi les récits, les identités et le sens. Et que lorsque le droit n'a pas de réponse, on est contraint de construire soi-même.
Cervantès savait comment le droit échoue. C'est précisément pour cela qu'il comprenait pourquoi nous ne pouvons nous en passer.
I. DON QUICHOTTE COMME PROJET JURIDIQUE
Ce qui caractérise Don Quichotte, c'est qu'il lit le monde selon un système normatif qui ne correspond plus à ce que les autres voient. Les moulins deviennent des géants. Les auberges deviennent des châteaux. Une fille de paysan devient Dulcinée du Toboso.
Et le droit ? Une poignée de main devient un contrat. Un silence devient un consentement. Un mot devient une déclaration de volonté. Les juristes posent une grille juridique sur la réalité. Cette grille ordonne, mais construit aussi.
Le système de Don Quichotte est rigoureusement cohérent. Le problème n'est pas sa logique, mais que personne ne la partage plus. Son univers normatif est devenu singulier.
Ici, il touche à un problème fondamental de philosophie du droit : le droit n'existe pas dans la solitude du sujet, mais dans la reconnaissance intersubjective. Une norme que personne ne partage cesse d'être une norme et devient conviction privée. Don Quichotte éprouve ce qui se passe lorsque le tissu intersubjectif se déchire : il continue à penser juridiquement, mais dans une langue et un registre que personne ne parle plus, et selon une normativité étrangère à l'autre.
Le droit ne fonctionne que tant qu'il est partagé. Lorsque ce monde partagé disparaît, reste le systématicien solitaire – logique, cohérent, isolé.
II. LA SIERRA MORENA : Le droit qui s'analyse lui-même
Dans la Sierra Morena, Don Quichotte imite sa propre folie. Il déchire ses vêtements, fait pénitence, joue son rôle. Et il sait qu'il joue.
Sancho demande : « Pourquoi faites-vous cela si personne ne regarde ? »
Don Quichotte répond : « Parce que c'est ainsi. C'est ainsi qu'agit un chevalier. »
Ici commence la réflexivité. Il n'est plus totalement immergé dans son rôle. Il y réfléchit. Il voit la construction. Et il continue à jouer.
Cela touche à la tension entre volonté et norme que connaît aussi le droit de la famille : un choix est-il libre lorsqu'il est entièrement déterminé par le système dans lequel on vit ? Don Quichotte « choisit » d'être chevalier, mais ce choix est tellement imprégné de codes chevaleresques que la question se pose de savoir s'il y a encore autonomie. Sa volonté est formée par les histoires qu'il a lues. Son identité n'a pas été choisie originellement, mais construite à partir de matériaux littéraires.
Et pourtant : en jouant consciemment, en sachant qu'il imite, il crée une forme de liberté dans la détermination. Il n'est plus esclave du système, mais l'exécutant conscient de celui-ci.
Ceux qui ont analysé leur métier reconnaissent cela. Ils voient comment fonctionne le droit, combien il est contingent et culturellement déterminé. Et alors vient la question : continue-t-on d'y travailler maintenant qu'on sait que ce n'est pas une loi naturelle ?
La réflexivité peut paralyser. L'avocat qui ne peut plus plaider parce que chaque argument apparaît comme construction. Le juge qui ne peut juger parce que chaque jugement s'avère interprétation.
Don Quichotte donne une réponse qui ne prétend pas être une solution : il continue à jouer. Pas bruyamment, pas triomphalement. Avec une précision soutenue. Il reconnaît la construction et continue de l'habiter.
Ce n'est pas un déni de la connaissance. C'est une fidélité qui reste possible après la connaissance.
III. LA SCÈNE DE L'ENCHANTEMENT : Lucidité sans capitulation
Dans la seconde partie, Don Quichotte est conscient de sa notoriété. Les gens le reconnaissent, le citent, jouent avec lui.
Sancho désigne trois paysannes sur des ânes : « Voilà Dulcinée. »
Don Quichotte regarde. Il voit ce qui est : trois femmes ordinaires en route vers le marché.
Et puis il dit : « Elle est enchantée. »
C'est le moment clé. Pas un déni de la réalité, mais une tentative de combler le fossé sans faire s'effondrer le système.
Dulcinée doit exister – non pas empiriquement, mais normativement. Sans elle, le projet chevaleresque devient dénué de sens. Naît donc une fiction juridique : elle existe, mais est temporairement cachée.
L'enchantement fonctionne comme une exception juridique. Elle reconnaît la discordance, mais l'explique sans toucher au noyau.
Dans le droit de la filiation existent des constructions comparables. Lorsque réalité biologique et réalité juridique ne coïncident pas, le droit doit choisir. Un enfant peut avoir un père juridique qui n'est pas le père biologique. Le lien juridique reste protégé, même lorsque la base biologique fait défaut. On parle alors d'une fiction de paternité – non parce que c'est un mensonge, mais parce que le droit construit une réalité qui stabilise les relations.
L'enchantement de Don Quichotte remplit la même fonction : elle protège la structure normative contre l'érosion par les faits.
IV. LA FICTION JURIDIQUE COMME TECHNIQUE DU DROIT
Les fictions juridiques reconnaissent que réalité et norme ne coïncident pas. Elles créent un pont.
Les sociétés ne sont pas des personnes, mais le droit les traite comme telles. La présomption d'innocence fait comme si quelqu'un était innocent jusqu'à preuve du contraire. Le droit international privé localise les contrats en des lieux qui n'existent pas factuellement.
L'enchantement de Don Quichotte fonctionne de la même manière. Les faits restent intacts – des paysannes sur des ânes. La structure normative continue de fonctionner – Dulcinée existe. La fiction fait le pont sans violence.
Les fictions ne sont pas une faiblesse du droit, mais une technique nécessaire. Le droit ne peut exister exclusivement d'une correspondance directe entre norme et fait. La réalité est trop complexe, trop changeante, trop rebelle. Sans constructions médiatrices, le droit se figerait ou s'effondrerait.
Pensez à la possession et à la propriété. La propriété est un droit abstrait qui existe juridiquement, même quand personne ne l'exerce. La possession est une situation factuelle qui bénéficie d'une protection juridique, même quand il n'y a pas de propriété. Le droit construit deux réalités qui parfois coïncident et parfois divergent, chacune avec sa propre logique.
L'art consiste à distinguer les fictions des falsifications. Les fictions reconnaissent leur caractère construit. Les falsifications font comme si elles étaient naturelles. Les fictions sont transparentes ; ceux qui travaillent avec elles savent que ce sont des constructions. Les falsifications cachent leur fabrication et se présentent comme vérité.
L'enchantement de Don Quichotte est fiction, non falsification. Il sait ce qu'il fait. Il ne trompe ni Sancho, ni lui-même. Il construit une interprétation qui maintient son monde vivable.
V. LE CHOIX
Après l'analyse, il ne reste pas de fondement, mais un choix.
Don Quichotte choisit de ne pas abandonner son système. Non parce qu'il est parfait, mais parce qu'il porte du sens. Il choisit une fiction qu'il voit à travers et qu'il prend précisément pour cela au sérieux.
Ce n'est pas une faiblesse. C'est un engagement.
Ce mouvement – de l'analyse au choix – caractérise un rapport mature au droit. Les jeunes juristes apprennent que le droit est objectif, que les règles sont claires, que la jurisprudence suit la logique. Les juristes expérimentés savent que le droit est interprétation, que les règles se heurtent, que la jurisprudence utilise la rhétorique. Cette découverte peut mener au cynisme : si tout est construction, pourquoi faire des efforts ?
Mais il existe une troisième phase : l'engagement conscient. On sait que le droit est construction et on choisit précisément pour cela de le construire soigneusement. On sait que les arguments sont rhétoriques et on choisit précisément pour cela d'argumenter honnêtement. On sait que les fictions sont nécessaires et on choisit précisément pour cela de les garder transparentes.
La raison analyse. L'engagement reconstruit. Les deux sont nécessaires. Aucune ne suffit seule.
VI. L'ANALYSE SANS LE DÉMANTÈLEMENT
L'analyse n'est pas un démasquage suivi d'un rejet. C'est ouvrir le système suffisamment pour rendre visible ce qu'il porte, où il se fissure et pourquoi il continue néanmoins de fonctionner.
Qui n'ose pas analyser ne prend pas le système au sérieux. Qui n'ose pas le porter après l'analyse l'abandonne à l'arbitraire.
Don Quichotte ne démantèle pas la chevalerie. Il révèle ce qu'elle présuppose. Et choisit consciemment pour elle.
Dans la recherche juridique, nous voyons une tension comparable. La théorie critique du droit analyse comment le droit cache le pouvoir, masque les intérêts et reproduit l'inégalité. Mais la conclusion est rarement que le droit doit disparaître. Plus souvent, elle est que le droit doit être construit plus consciemment, argumenté plus transparemment, distribué plus équitablement.
L'analyse n'est pas une destruction, mais une forme de soin. Elle montre où la réparation est nécessaire, où le renforcement, où le renouvellement. Elle ne rend pas le système superflu, mais oblige à la responsabilité.
VII. RELATIONS, FICTION ET STRUCTURES PORTEUSES
La relation de Don Quichotte à Dulcinée est plus qu'une histoire d'amour. C'est une relation structurelle. Elle rend son action possible. Sans dame, pas de chevalerie. Sans adresse de fidélité, pas de direction normative.
Beaucoup de relations ne fonctionnent pas entre personnes concrètes, mais entre rôles, attentes et structures. Le mariage crée des positions juridiques qui sont plus que la somme de deux individus. Le contrat de travail construit employeur et employé comme catégories juridiques qui structurent le comportement. L'État n'est pas une personne, mais est traité comme s'il voulait, agissait et était responsable.
Ces fictions ne sont pas décoratives, mais constitutives. Elles rendent possibles des formes de vie commune qui sans elles n'existeraient pas.
Le droit de la famille illustre cela de manière aiguë. Le mariage n'est pas seulement un contrat, mais un statut qui génère droits et devoirs, indépendamment de ce que les parties ressentent ou veulent à un moment donné. La filiation n'est pas seulement un lien biologique, mais une position juridique qui crée des obligations qui ne peuvent être levées unilatéralement.
La rupture survient lorsque les fictions ne sont plus collectivement partagées. Lorsqu'un partenaire ne vit plus le mariage comme contraignant tandis que l'autre le fait. Lorsqu'un parent ne reconnaît plus ses devoirs juridiques parce que le lien biologique manque. Alors devient visible combien ces constructions sont fragiles – non parce qu'elles étaient vides, mais parce qu'elles requéraient toujours un consensus.
L'enchantement de Don Quichotte ne sauve pas seulement Dulcinée. Il sauve la relation comme ancrage normatif.
VIII. FAIT, NORME ET LES LIMITES DE LA FICTION
Il existe une frontière entre fiction et falsification. La fiction juridique laisse les faits intacts et pose sur eux une couche normative.
Don Quichotte voit les paysannes. Il ne nie pas leur existence. Il change leur statut dans son récit.
Qui manipule les faits sape le système. Qui utilise les fictions pour rendre les faits maniables maintient le système vivable.
Sans factualité, le droit devient propagande. Sans fiction, le droit devient impraticable. La tension entre les deux est permanente et productive.
Prenez la question de qui est la mère d'un enfant. Biologiquement, la réponse semble simple : celle qui a enfanté. Juridiquement, cela devient complexe en cas de mère porteuse, de don d'ovocytes ou d'adoption. Le droit doit choisir : suit-il la biologie, l'intention, le soin ou le statut juridique ? Chaque choix est une construction qui met certains faits en avant et en relègue d'autres à l'arrière-plan.
Le droit ne peut se passer de ces choix, mais il doit rester transparent sur ce qu'il fait. Il ne peut prétendre que ses constructions sont des lois naturelles.
Les fictions ne doivent pas devenir totalitaires. Elles doivent rester discutables, réfutables, révisables. Elles fonctionnent dans une conversation, non comme sa fin.
IX. FIDÉLITÉ SANS ILLUSION
Ce qui reste après l'analyse, ce n'est pas la certitude, mais la fidélité. Pas la croyance en la perfection, mais l'engagement malgré l'imperfection.
Don Quichotte reste chevalier après avoir vu. Non parce qu'il se trompe, mais parce qu'il refuse d'abandonner le sens dès qu'il devient vulnérable.
Ce n'est pas de la naïveté, mais de la maturité. Les jeunes croient souvent aux vérités absolues. Les anciens savent que les vérités sont contextuelles et provisoires. Cette connaissance ne mène pas nécessairement au relativisme. Elle peut aussi mener à un choix conscient : savoir que quelque chose n'est pas absolu et le prendre précisément pour cela au sérieux.
Dans le droit, cela signifie : continuer à plaider, non parce que les procédures fonctionnent toujours, mais parce qu'elles fonctionnent parfois – et que ce parfois fait la différence entre arbitraire et ordre. Continuer à argumenter, non parce que les arguments convainquent toujours, mais parce que l'alternative – violence ou silence – est pire. Continuer à construire, non parce que les constructions sont parfaites, mais parce qu'elles sont meilleures que le chaos.
Après la raison ne reste aucun fondement. Mais un choix. Ce choix est rarement héroïque. Le plus souvent silencieux.
Il se produit dans la salle d'audience où un avocat formule un argument défendable, non absolu. Auprès du législateur qui rédige une règle meilleure que le chaos, mais non parfaite. Dans le cabinet où un juriste rédige un contrat qui offre un cadre, sans saisir complètement l'avenir.
Don Quichotte meurt finalement comme Alonso Quijano. Il abjure sa folie, est « guéri » et meurt. Cervantès montre ce qui se passe lorsqu'on abandonne le système : il reste un nom, mais pas de récit. Un corps, mais pas d'identité. Une personne sans statut, sans rôle, sans sens.
L'état de la personne – ce concept juridique qui détermine qui quelqu'un est en termes juridiques – n'est pas purement administratif. C'est aussi une position existentielle. Qui n'a pas d'identité juridique n'existe pas pour le droit. Qui perd ses rôles perd sa place dans l'ordre social.
Sancho le supplie sur son lit de mort : « Ne mourez pas. Levez-vous. Nous repartons en voyage. »
Le sceptique devient gardien de l'idéal. L'homme qui nommait les moulins moulins supplie pour le retour du récit.
Sancho aussi a appris ce que Don Quichotte savait déjà : nous ne pouvons vivre sans récits qui donnent direction, sans systèmes qui offrent appui, sans fictions qui portent du sens.
ÉPILOGUE
Qui pratique le droit arrive tôt ou tard à la même ligne de fracture. On connaît les défauts et les échecs, et pourtant on continue de construire.
Non par naïveté, mais parce que l'alternative n'est pas la justice, mais l'arbitraire.
La sagesse de Don Quichotte n'est pas qu'il se trompe, mais qu'il continue de choisir le sens, même lorsqu'il sait qu'il est construit.
Le droit n'ordonne pas parce qu'il est vrai, mais parce qu'il est nécessaire. Il ne protège pas parce qu'il est absolu, mais parce qu'il vaut mieux que rien. Il ne fonctionne pas par la perfection, mais par l'engagement soutenu de ceux qui y travaillent, malgré tout ce qu'ils en savent.
Après l'analyse ne reste pas la certitude, mais la responsabilité.
Et cela suffit.
*Dans le sillage de Fons Heyvaert (1937–2024), pour ce qui est de l’analyse du droit des personnes et de la famille.